Sur les massacres de septembre 1792.
Note : Je ne suis pas monarchiste : je suis un républicain convaincu, un vrai démocrate (même si nos démocraties occidentales sont imparfaites : promesses électorales promettant la lune , clientélisme, manque de courage pour les réformes, trop de réaction face à l’actualité du moment… et puis la majorité n’a pas toujours raison ! mais bon, la démocratie est le moins mauvais des systèmes ) .
Il faut voir le texte ci dessous comme un témoignage d’une période trouble, à un des moments les plus fort de l’histoire de France… où le simple témoignage sans preuve pouvait conduire soit à la mort , soit à la liberté .
Olivier d’Elbreil
On a beaucoup étudié les figures de premier ordre qui, d’un côté comme d’un autre, se sont signalées au cours de la Révolution. Mais combien il reste à dire sur celles de second plan qui se « révélèrent » à cette époque étrange et dont les biographies nous renseigneraient d’une manière bien curieuse sur les caractères, les moeurs et les évènements du temps.
Au nombre de celles-ci il en est une trop inconnue et qui a le mérite d’être exhumée de la poussière de l’oubli. C’est celle du chevalier d’Elbreil qui fut aussi attachante qu’originale, car il nous apparait un peu tel un de ces cadets de Gascogne,comme d’Artagnan ou Batz, toujours prêts a dépenser leur courage pour les causes les plus compromises. Issu d’une des meilleures et des plus honorables familles de la noblesse de la contrée, Jacques-Antoine d’Elbreil naquit à Montauban en 1765, Vif, intelligent, « propre à tout », il était déjà avocat général à la Cour des Aides de sa ville natale, quand éclate la révolution. Dès lors on le voit quitter la robe pour l’épée, se mettre à la tête des jeunes royalistes de la contrée, combattre les « metteurs de feux » et les insurgés, qui sous le coup de la « grande peur » brulent les chateaux des environs.
Mais ce champ est trop limité pour sa nature bouillante. Quand la famille royale est transférée de Versailles à Paris, il rêve de la délivrer. Il part, il s’enrégimente au rang des « chevaliers du poignard », qui veulent enlever le roi au peuple parisien. Tandis que Louis XVI est au Temple, il demeure « coi » dans un hotel de Paris, attendant les évènements et prêt à tout…
On verra comment il échappe aux massacres de septembre, et comment il se cache a Luzarches. Il rentre ensuite a Paris et il cherche vainement à prendre part à une conjuration pour faire echapper la famille royale du Temple. Puis, quand la tourmente se calme, il entre dans l’administration des subsistances militaires, y connait Lucien Bonaparte, revient à Montauban. Après le 9 thermidor, il prend encore part à une insurrection contre le gouvernement. Sa vie est en péril… Pendant plusieurs mois, il se cache, et vit en « outlaw » dans la forêt de la Grésigne et son existence est celle d un héros de roman dont les aventures sont plus vraies que vraisemblables.
Sous l’Empire, d’Elbreil rentre dans le calme et il se voue au culte des belles-lettres. La Restauration le conduit à la députation, puis il vit dans la retraite après 1830, et sa longue existence se termine au château de Saint-Etienne en Quercy, ou il mourut en 1850, laissant la réputation justifiée d’un homme de bien.
Le manuscrit autographe de ses curieux souvenirs est maintenant entre les mains d’un de ses descendants, M. le comte Delbreil, ancien senateur. De ceux-ci nous extrayons ici quelques pages qui nous ont paru les plus curieuses. Nous donnons tout d’abord au public la page dans laquelle d’Elbreil nous conte le transfert de la famille royale au Temple.
Baron André de Maricourt.
« Ce jour-là (Dimanche 14 Août 1792), nous dit-il, précisément à l’heure où la translation, que j’ignorais, avait lieu, j’étais sorti pour me distraire de mes sombres préoccupations, et je m’acheminais lentement vers les boulevards, sans prendre garde (tant j’étais absorbé dans mes tristes pensées) à l`affluence inaccoutumée que Je rencontrais sur ma route et qui grossissait à chaque pas. Tout à coup, au détour d’une rue, je me trouve engagé au milieu d`une foule compacte, par laquelle je fus porté, pour ainsi dire, jusques aux boulevards, Là, je vis une population immense formant la haie des deux côtés de la chaussée destinée aux voitures, et, retenu dans cette position par un double rang de soldats, j’appris bientôt, par les propos de ceux qui m’entouraient, le triste sujet du rassemblement. On apercevait déjà les voitures qui portaient la famille royale, et bientôt elles allaient défiler devant la place où je me trouvais. Mon premier mouvement fut de m’éloigner et de fuir ce cruel spectacle. Un sentiment contraire me retint. Je voulus voir encore une fois les traits chéris de mon Roi et ceux de sa malheureuse famille, et je restais. Les voitures qui les portaient passèrent immédiatement devant moi. Elles étaient ouvertes des deux côtés, et je pus voir distinctement les personnes qui s`y trouvaient. Je les considérai sans obstacle, car j’étais parvenu à me faufiler jusqu’au premier rang. La figure du Roi était calme; elle respirait la paix de la conscience, et cette expression dominait, sans la déguiser, la douleur profonde qu’il ressentait de l’ingratitude et de l’égarement de ses sujets. La noblesse et la majesté brillaient encore dans les traits de la Reine, si on apercevait sur ceux de Mme Élisabeth une sorte d’indignation contenue et tempérée par son angélique résignation. Deux commissaires de la commune, Manuel et Pétion, étaient sur le devant, en face de Leurs Majestés. L’insolence de leur attitude formait un contraste frappant avec la dignité du maintien de leurs augustes prisonniers….»
« Mon émotion, tandis que je considérais ce triste tableau, devait être visible, et aurait pu m’attirer peut-être un mauvais parti, si tous les regards n’eussent été tournés vers les voitures. Cependant je n’aperçus pas dans les traits de ceux qui m’entouraient la férocité des bandits qui avaient fait l’inssurrection : la curiosité seule paraissait les avoir rassemblés. Quelques rares cris insultants se firent entendre autour de nous, mais ils restèrent sans écho. Il n’en fut pas ainsi dans tous les quartiers que le cortège eut à traverser, et, dans plusieurs, le cœur du Roi dut être cruellement déchiré par les imprécations exhalées contre lui. Si, dans d’autres, un sentiment de vif intérêt pour une si grande infortune parvint à dominer les fureurs révolutionnaires, l’expression n’en put parvenir jusqu’à lui. La terreur était trop grande pour qu’un sentiment d’amour et de pitié osât se manifester….»
« A l’heure indiquée pour la retraite, les boutiques se fermèrent tout à coup; la circulation s’arrêtat ; un même silence succéda au bruit et au mouvement; les rues, ordinairement peuplées, devinrent désertes. Chacun s’êtait retiré dans sa demeure, attendant, dans la tristesse et l’anxiété, l’heure des visites. Pour moi, dans l`attente des évènements qui allaient se passer et pour faire diversion aux douloureuses pensées qui m’agitaient, je m’étais rendu au Palais-Royal, dont mon hôtel n’était pas très éloigné; je m’y trouvais encore, à l’heure indiquée pour la retraite, ainsi que beaucoup d’autres personnes. »
« Je m’étais réfugié dans le coin d’un café et je réfléchissais tristement sur ce qui allait se passer, lorsque deux agents de police, suivis d’une escouade de gardes nationaux armés de piques, se présentèrent à l’entrée, et, d`un ton impérieux, enjoignirent à toutes les personnes qui s’y trouvaient d’en sortir sur-le-champ et de se rendre dans la cour du palais. Les deux agents se placèrent des deux côtés de la porte et firent décliner leur nom à tous ceux qui défilaient devant eux. Leur intention était sans doute de préluder par des arrestations anticipées à celles que devaient produire les visites générales. Je ne sais quel instinct de prudence me poussa à déguiser le mien; je donnai un nom supposé : on me laissa passer.»
« Nous pensions que cet ordre donné dans tous les lieux publics n’avait d’autre objet que de faciliter l’exécution de celui qui enjoignait à tous les habitants de se retirer dans leurs demeures. Nous ne fûmes pas peu surpris, à notre arrivée dans la grande cour du Palais, de la trouver entourée de soldats et obstruée d’une foule de gens prisonniers comme nous. De nombreux agents, disséminés parmi cette foule. la divisaient par pelotons, suivant les différents quartiers habités par les personnes rassemblées. et lorsque les classifications en furent faites, les agents se placèrent en tête et en queue de chaque peloton, qui fut enveloppé en même temps par des soldats armés de piques. On fit défiler chaque peloton par la grande porte, en commençant par ceux des quartiers les plus éloignés. On devait déposer au chef-lieu de chaque section, à mesure qu’on passait devant le local qui lui était affecté, toutes les personnes comprises dans cet arrondissement. Je ne sais ce qui advint à mes co-prisonniers. Quant à moi, après m`être joint au groupe formé d’habitants de mon quartier, je fus conduit et déposé à l’hôtel-des-Fermes, où se tenaient les commissaires de notre section. Là, nous fûmes interrogés sur notre nom et notre demeure. Je répétai machinalement le nom que j’avais donné au café du Palais-Royal, et j’indiquai un autre hôtel que le mien, sans me rendre compte des effets de cette double feinte. On me laissa sortir sans difficulté, et je me hâtai de me rendre chez moi. »
« En y arrivant, je contai mon aventure dans la loge du portier, et je dis, en riant, que j`avais subi par avance l’épreuve des visites domiciliaires. Ce récit que j’avais fait sans intention, m`épargna le désagrément, et sans doute le danger de cette visite : car il eût bien fallu donner mon véritable nom en présence du portier qui accompagnait les visiteurs, et ce nom leur eût peut-être rappelé celui d’un chevalier du poignard. Voici comment je fus affranchi de la loi commune. ll était déjà tard quand les commissaires se présentèrent à mon hôtel. Ils avaient un grand nombre de perquisitíons à faire et ils ne pouvaient pas s`arrêter longtemps. N`ayant pas des données spéciales contre ceux qui y étaient logés, ils expédièrent assez promptement leur besogne, et lorsqu’ils furent arrivés à mon appartement, le portier, qui voyait leur impatience, leur dit qu’ils pouvaient se dispenser d’y entrer, attendu que celui qui l’occupait avait été conduit du Palais-Royal à la Section, puis interrogé et enfin laissé libre. Sur cette observation, ils passèrent outre.»
« J’appris cette circonstance le matin, à mon lever, de la bouche même de mon portier. Il s’applaudíssait de sa présence d’esprit qui avait empêché, disait-il, qu’on ne troublât mon sommeil. C`était là le seul avantage qu’il pensait m`avoir procuré en m’évitant une visite qui faisait trembler tous les bons citoyens. »
« Les émotions et les dangers de cette redoutable journée, qui aurait pu si facilement devenir funeste à M. d’Elbreil, étaient peu de chose cependant auprès de l`épreuve autrement dramatique par laquelle il passa peu de jours après. C`était le lendemain de cette affreuse journée du 2 septembre, dont les détails sont tracés en caractères sanglants, pour l’éternelle honte de ses auteurs, dans l’histoire de la Révolution. Les égorgeurs de la veille, fatigués de ce qu’ils appelaient leur travail, avaient repris des forces pour continuer leur horrible besogne, et le sang coulait, de nouveau, à torrents, dans les prisons. Laissons la parole au chevalier:
« Je ne pouvais me persuader qu’une population de 800.000 âmes souffrirait que quelques centaines de scélérats continuassent, au milieu d’elle, de telles atrocités, sans faire quelques démonstrations pour s’y opposer. Je me décidai à sortir de chez moi pour me réunir au parti, quel qu’il fût, qui tenterait d`arrêter les massacres. J’étais encore devant la porte de l’hôtel quand, portant mes regards sur la rue fort peu peuplée en un tel moment, je vis, à quelque distance, s’avancer de notre côté, un homme placé entre deux autres en chemise, les bras nus et ensanglantés et qui avaient le sabre à la main. Je m’arrêtai, à ce spectacle, impatient d’en connaître la cause. Ces trois hommes avançant toujours, s’arrêtent devant la porte de l’hôtel, et je reconnais dans le personnage du milieu, un de mes concitoyens, M. de Fouleau, ancien garde du corps, qui avait précédemment logé dans cet hôtel. Il entre chez le portier avec ses acolytes et demande une bouteille de bon vin que ces deux hommes avalent d’un trait. Ils prennent congé de M. de Fouleau froidement, mais avec politesse, et se retirèrent avec la même tranquillité, sans que personne osât mettre la main sur eux et songeât à les arrêter, à la vue du sang dont ils étaient couverts. J’entrai moi-même après leur départ dans la loge du portier. »
« M. de Fouleau s’était jeté dans un fauteuil comme un homme accablé de fatigue. Je m’approchai de lui avec intérêt et lui demandai la cause de cette étrange scène. » Laissez-moi me reposer un instant « , me dit-il, « et je vous répondrai ensuite ». Il demanda à son tour un verre de vin au portier, et fortifié par cette boisson à laquelle il avait joint un morceau de pain : « Je sors de la Conciergerie, me dit-il, il y a une heure à peine; j’y étais en présence d’une espèce de tribunal populaire qui s’y est formé pour juger les détenus avant de les envoyer à la mort. Par un bonheur pour moi bien inattendu, il s’est trouvé parmi les juges un homme qui avait servi chez mon père en qualité de valet de chambre. En me reconaissant, il a formé le dessein de me sauver. – Comment es-tu ici, m’a-t-il dit , et comment as-tu été arrêté ? – Je l’ignore, ai-je répondu, c’est sans doute l’effet d’une erreur. Il faut bien que cela soit ainsi, a-t-il répliqué, car je le connais pour un bon patriote. – Si c’était vrai, a dit un autre juge, sa section l’aurait réclamé. – Eh bien! je le réclame, moi, s’est écrié le premier interlocuteur, je réponds que ce n’est pas un contre-révolutionnaire. Si tu en réponds, dit alors le « Président, cela suffit, nous l’acquittons : il peut retourner chez lui. – Qu’un autre prenne ma place pour une heure, à repris mon protecteur, je vais l’accompagner.»
Il me prend alors sous le bras et nous sortons ensemble de le salle. A la porte stationnait une foule d’hommes affreux tout ensanglantés et armés de toutes sortes d’instruments de meurtre. « Celui-ci est bien acquitté, leur dit mon guide en me désignant comme un bon citoyen qu’on avait arrêté mal à propos. Le tribunal a reconnu son innocence et je l’emmène chez lui; que l’un de vous nous accompagne. A ces mots, tous ces hommes m’entourent et m’approchent pour me féliciter ; j’ai été obligé de subir leurs affreux embrassements et de passer sur les cadavres mutilés de mes malheureux compagnons de prison pour sortir de cet horrible lieu !!!… »
« A ce récit d’un compatriote échappé tout à l’heure et comme par miracle à une mort aussi cruelle, je ne pus contenir mon indignation. Eh quoi m’écriai-je, ces horreurs se commettent sans obstacle et pas une force armée, pas une démonstration populaire ne s’y oppose !! – Ces horreurs se commettent au milieu de Paris, me répond M. de Fouleau, et aussi librement que si les prisons étaient en rase campagne et loin de toute population; et les arrêts de ces juges bourreaux pris dans la classe la plus abjecte sont exécutés sur le champ, comme s’ils étaient émanés d`un tribunal régulier. »
« Quelques groupes révolutionnaires stationnent autour des prisons et applaudissent à ces exécutions. Les masses en « éprouvent, en général, de la répulsion, mais elles n’osent le témoigner. La garde nationale, casernée dans les environs, n’intervient pas sous prétexte qu`elle ne pourrait le faire que sur une réquisition de la Commune : mais c’est la Commune elle-même qui a organisé les massacres. Tout cela est connu des malheureux prisonniers qui n`espèrent plus aucun secours humain et qui attendent la mort, impatients d’être délivrés des angoisses qui la précèdent. Mais ces images sont trop cruelles, ajouta-t-il, j’ai besoin de les éloigner de mon esprit et de chercher du repos dans le sommeil, veuillez m’aider à monter dans ma chambre, car je sens mes jambes fléchir. Je m’empressai de lui offrir mon bras et je le déposai dans son appartement. Au lieu d’entrer dans le mien, je redescendis l’escalier et je sortis de l’hôtel, décidé à parcourir les environs des prisons pour voir s’il était possible de me rendre utile aux malheureux détenus. »
« J’avais déjà fait quelque chemin dans cette direction, et je n’avais rencontré que des passants affairés et en apparence indifférents à ce qui m’occupait si vivement. Un spectacle qui s`y rattachait bien cruellement s’offrit tout à coup à ma vue : c’était un convoi de charrettes remplies de cadavres et escortées par cinq ou six hommes mal vêtus, bizarrement armés et tous couverts de sang et de poussière. »
« Un café d`assez pauvre apparence était tout près de moi. J’y entrai pour ne pas me trouver face à face avec cet affreux cortège, et je demandai une tasse de café au lait pour donner un motif à ma visite. ll eût été dangereux pour moi, comme on va le voir, qu’on en soupçonnât la véritable cause. J`avais craint de me rencontrer dans la rue avec ce convoi, et, j’allais me trouver dans la même enceinte avec ceux qui l’escortaient. Les charettes étaient arrivées en face du café. Elles s`arrêtèrent, et les brigands ouvrant brusquement la porte, s’attablent dans la salle et demandent de l`eau-de-vie. Après s’en être gorgés, l’un d’eux interpella les assistants et leur demanda s’il y avait parmi eux quelque chevalier du poignard ou s’ils en connaissaient quelqu’un. « Nous avons fait passer le goût du pain, ajouta-t-il, à un grand nombre de contre-révolutionnaires, calotins, gardes du corps, suisses, etc…, mais, de chevaliers du poignard, nous en avons eu peu, ces b…- là ont trouvé moyen d`échapper aux visites domiciliaires. Ils étaient avertis par la publication de leurs noms trouvée chez Laporte et ils se sont mis à couvert. Je vais vous lire cette liste, et si vous êtes bons patriotes, vous nous indiquerez ceux de ces conspirateurs que vous connaitrez : leur affaire sera bientôt réglée.» En disant ces mots, il tire de sa poche un papier tout maculé de sang et en commence la lecture. »
« Quelle fut mon émotion lorsqu`après une cinquantaine de noms insérés sur cette liste, j`entendis prononcer le mien par cette bouche horrible, avec la qualification d’ancien avocat général de la Cour des Aides de Montauban, pour éviter sans doute tout équivoque. Je venais d’entendre mon arrêt de mort, et les exécuteurs étaient là tout prêts à faire leur office !!! Cependant, je ne me déconcertai pas : la force de la situation donna de l`énergie à mon âme et je pus dissimuler mon émotion. Pour mieux la déguiser, et pour éviter qu’on aperçût l’altération inévitable de mes traits, je baissai un instant la tête, comme pour voir si mon sucre était fondu. Je le lis d’une manière assez naturelle pour que personne ne pût soupçonner ma véritable intention. J’étais encore dans cette attitude, lorsque, par l’effet d’une faute d’impression qui avait reproduit deux fois une dizaine de noms, le mien qui ce trouvait dans cette catégorie fut encore redit par le féroce lecteur. On ne parut pas s`apercevoir de cette répétition; elle ne fit sur moi aucun nouvel effet. La première impression était produite, et cela ne pouvait aggraver une situation déjà si violente. »
« La lecture de la liste finie, le brigand renouvela sa sommation : « Eh bien ! dit-il en jurant, est-ce que vous ne connaissez aucun de ces conspirateurs ? N’y en a-t-il pas quelqu’un ici par hasard ? ›› Personne ne répondit : l’horreur du spectacle avait fermé toutes les bouches, et tous attendaient avec anxiété la fin de cette scène : elle arriva bientôt, heureusement. « Il est inutile d`attendre davantage », s`écria un autre de ces brigands : « les b… ne diraient rien quand même ils connaîtraient les contre-révolutionnaires que nous cherchons; allons, foutons le camp ! ›› Ils sortirent à ces mots, sans se douter qu’ils laissaient derrière eux une de ces victimes que convoitait leur soif de sang toujours inassouvie. Nous pûmes alors respirer librement. Nous étions tous soulagés d’un grand poids, mais sans doute aucun autre n’avait le même intérêt que moi à désirer la fin de cette aventure. « Je me hâtai d`achever la tasse de café au lait que j’avais conservée pour me donner une contenance, et je sortis bien vite du café fatal en me dirigeant du côté des Champs-Elysées pour gagner mon logement. ››
« …A peine étais-je dans mon lit (trouvons-nous écrit dans ses notes), que les scènes sanglantes de la journée se présentèrent à mon esprit et éloignèrent de moi le sommeil réparateur que je sollicitais. Je croyais voir encore l’ancien garde du corps, arrivant pâle et défiguré avec ses deux sauveurs décolletés et couverts de sang. Je croyais encore entendre les brigands qui escortaient le convoi de leurs victimes prononcer mon nom avec d’horribles imprécations, entre deux verres d’eau-de-vie. Je me demandais quel eût été mon sort si j’eusse été reconnu dans le café où cette scène se passait. Le souvenir de ma conversation avec la bonne blanchisseuse venait heureusement adoucir l’effet de ces horribles images et calmer mon imagination. Mais la nuit n’était pas terminée et je me disais que, la nuit surtout, les prisons se remplissaient de victimes et que je pouvais être arrêté, à mon tour, avant l’heure de la délivrance. Que cette heure me paraissait éloignée ! Que cette nuit me parut longue ! Le jour se montra enfin, et, avec lui, le calme revint un peu dans mon esprit. ››
« Afin d’éviter de fâcheuses rencontres, je ne sortis plus et je fis porter mon déjeuner dans ma chambre avec un journal. Cette lecture et les réfexions qu’elle m’inspirait m’occupaient encore, lorsque mon portier vint m’annoncer que la blanchisseuse venait pour prendre le linge quelle n’avait pu emporter la veille. Je lui répondis que j’allais l’arranger et que j’irais le remettre moi-même à cette femme à qui j’avais à parler. ll sortit et je descendis un moment après. Je remis mon paquet à la blanchisseuse en lui recommandant, en présence du portier, de me le rapporter très blanc. Cette bonne femme me fit un signe d’intelligence, fouetta légèrement son cheval et partit au petit pas pour que je ne la perdisse pas de vue. Je marchai derrière elle, et quand nous fûmes parvenus aux lieux isolés dont elle m’avait parlé, elle arrêta son véhicule et me fit passer les hardes qu’elle avait apportées. Je me cachai derrière un mur entiérement isolé où je pus me travestir à l’aise sans être aperçu. Je vins aussitôt après prendre place à coté de la blanchisseuse, je saisis les rênes de la voiture et la conduisis comme si j’en étais le propriétaire. ››
« Arrivé aux portes des barriéres, j’éprouvai une certaine émotion en voyant les soldats qui y étaient placés pour empêcher la sortie des proscrits. Je fis néanmoins bonne contenance, et me confiant dans mon déguisement, j’affectai de faire marcher mon cheval au petit pas, comme pour bien laisser aux gardiens le temps de nous examiner. Nous franchîmes ainsi ce redoutable seuil sans qu’on eût l’air de nous apercevoir. ››
« ll fait avoir éprouvé les angoisses auxquelles j’avais été en proie, la journée précédente, pour juger du soulagement que je ressentis en me voyant hors de Paris, j’étais comme un prisonnier échappé de son cachot. « Eh bien ! me dit la blanchisseuse d’un air triomphant, les choses se sont elles passées comme je vous l’avais dit » ? « Oui », répondis-je, « grâce a vous, je respire avec plus de liberté; je ne saurais vous dire combien je vous suis reconnaissant de m’avoir soustrait à la vue de ces horreurs. Mais reprenez, ajoutai-je, les rênes de votre cheval; c’est à vous a maintenant à me conduire dans votre maison puisque vous voulez bien m’y recevoir. »
« Un quart d’heure aprés, la charrette s’arrétait devant la porte d’une petite maison isolée fort modeste et fort propre. Comme nous en descendions, un homme parut , c’était le mari de la blanchisseuse; et s’avançant vers nous : » Voilà, lui dit-elle, le monsieur dont je t’ai parlé; comme il ne pouvait pas, ce soir, se rendre à la maison de campagne où il va se retirer, je l`ai engagé à loger chez nous. C’est bien, répondit le Mari ; lorsqu’on peut rendre service à quelqu’un, il ne faut pas le faire à demi. – Je me trouve très heureux de votre hospitalité et de votre bon accueil, lui répondis-je, et je lui en témoignai mes sincères remerciements. »
« Une heure aprés, un excellent petit repas qu’aiguisait un bon appétit, nous réunissait tous les trois autour d’une modeste table, où nous avions pour toute vaisselle des écuelles de bois et des cuillères d’étain étonnantes de propreté. Cette simplicité et cette bonhomie me charmaient : j’eus bientôt oublié les cruels soucis qui, le matin, me dévoraient. »
« D’Elbreil quitte Paris sain et sauf, et trouve l’hospitalité chez un moine défroqué et démagogue, nommé Duval, qui vient d’acheter l’abbaye d’Hérivaux. Le nommé Duval ignore l’identité de d’Elbreil qui lui a été recommandé, comme on l’a vu sous le nom de Robin… Le propriétaire s`avança vers moi gravement et me témoigna ses regrets de s’être trouvé absent lors de ma visite. Je suis fâché, me dit-il, de la devoir aux suites de la maladie que vous avez éprouvée, mais il m’est agréable d’avoir pour quelque temps un compagnon de ma solitude, j’espère que nous nous verrons souvent. »
« Enchanté de ce début, j’allais lui répondre sur le même ton : il ne m’en laissa pas le temps et continua en ces termes : Ce n’est pas que je sois ici sans occupation. Je dois faire marcher au pas et maintenir à la hauteur des circonstances tout un canton assez mal disposé. Ce pays est encore rempli d’anciens serviteurs et d’obligés des ci-devant princes de Condé, et ils lui consèrvent un souvenir et des affections qui ne sont rien moins que patriotiques. Je le remerciai alors de la bonté dont il avait fait preuve à mon égard, et, trop confiant peut-être dans ma situation vis-à-vis de lui, je repris la conversation qu`il venait d’entamer en lui demandant s’il pouvait blamer d’anciens serviteurs de conserver le souvenir de leurs maitres. La reconnaissance vous parait-elle un crime ? Et faites-vous de l’ingratitude une virtu civique ? »
« L’étonnement que manifesta Duval a cette interpellation me fit presque regretter de l’avoir hasardée. Je n’avais vu dans lui que l’ex-religieux et je n’avais pas assez réfléchi que, – chef du Comité révolutionnaire, il devait être peu habitué à ce language. Il ne lui parut cependant pas trop téméraire, puisqu’il ne refusa pas la discussion sur ce chapitre. « Je ne blâme pas la reconnaissance en elle-même, dit-il, je l’honore au contraire, et je la regarde comme une vertu dans les relations de la vie privée : il en est autrernent en politique et ce sentiment peut devenir criminel dans son application. On ne doit que de la haine aux suppôts de la tyrannie, et l’intérêt de la Révolution, de cette Révolution sublime qui doit régénérer l’Univers, est la seule règle aujourd’hui pour apprécier la moralité du sentiment comme des actions, des hommes. »
« Aussi étonné de cette réponse qu’il avait pu l’être de ma demande, j’allais lui en manifesler ma surprise; mais il m’avait deviné et il continua ainsi : « Si ce langage vous étonnes, vous n’êtes pas à la hauteur des circonstances; vous n’êtes qu’un patriote modéré comme votre ami Louit, le propriétaire de ces murs,et le modérantisme est aussi dangereux qu’une hostilité déclarée. Vos intentions peuvent être bonnes et je vois au bien que M. Louit, par exemple, ne voudrait pas qu’ou lui reprit l`abbaye où nous sommes, qu’il a eue pour un morceau de pain; mais il serait bientôt dépossédé, et la Révolution ne résisterait pas longtemps aux attaques de ses ennemis s’íls n’avaient å faire qu’à des modérés tels que vous. Je croyais, répliquai-je, que, sans recourir å des mesures violentes, l’assentiment de la France devait suffire à la défense de la Révolution. Que peuvent, en effet, contre elle, les ennemis dont vous parlez si elle est vraiment populaire ? – Ils peuvent tromper le peuple et l’empêcher de reconnaître les bienfaits de la Révolution. – En effet, si l’ordre public, la paix et la sécurité sont des bienfaits aux yeux du peuple, ils ne peuvent guère le reconnaître dans l`état actuel de la France. – Savez-vous, reprit Duval en fronçant le sourcil que vous parlez comme un arístocrate ? Mais ne voyez-vous donc pas que les partisans de l’ancien régime sont les ennemis implacables de la Révolution? Ils conspirent sans cesse, et s’ils n’élaient comprimés par une terreur salutaire, ils ne manqueraient pas de relever la tête et de nous menacer. Une grande nation peut-elle craindre les vengeances de quelques mécontents? – Ils sont dangereux par leur audace; sans cette terreur dont je parlais tout à l’heure , et à laquelle nous devons l’émigration de tant de nobles et de tant de prêtre, le nombre de nos ennemis serait bien plus grand et leur complots plus redoutables. – Mais si l’émigration est l’effet de la terreur inspirée à ceux qui ont pris ce parti, les décrets de confiscation sont des actes injustes, car la crainte n’est pas un délit. – Voules-vous donc aussi vous faire l’avocat des émigrés ? – Je ne parle que de ceux que la crainte d’être assassinés à forcés de s’expatrier, et c’est vous même qui lmes justifiez en attribuant leur fuite à leur peur. – Sans doute, la terreur a eu pour effet d’en faire fuir un grand nombre, mais la pluspart sont sortis volontairement. A quelque catégorie qu’ils appartiennent, ce sont des enemis de la Révolution, et, à ce titre, ils n’ont droit à aucun ménagement. – On leur devrait toujours la justice. – Le salut de la patrie doit l’emporter sur toute considération?. – Elle peut être sauvée par l’emploi de moyens violents et sans substituer les principes de circonstances aux principes éternels de morale et de justice. – Propos d’endormeurs que tout cela. Ce que vous appelez moyens violents ne sont , je vous l’ai déjà dit, que des mesures de sureté générale ; il suffit qu’elles soient nécessaires pour être justes, et tout bon patriote doit les approuver. J’aurais pu répondre à cette dernière conclusion, mais je craignis de mettre trop à découvert mes opinions aux yeux méfiants du vieux moine révolutionnaire. Je crus devoir me taire et le laisser triompher de mon silence. »
« Je me dédommageais de la contrainte que m’imposait la fausse position où j’étais par mes fréquentes excursions dans le parc de Chantilly. La vue des ces jardins délicieux , successivement embellis par trois générations des Condé, rendait le calme à mon âme et faisait succéder de douces émotions aux agitations violentes que j’avais éprouvées naguère. Là, tout était pour moi l’objet d’une agréable distraction: ce vieux château pittoresque, noble demeure d’une race de héros; ces vates constructions plus modernes dont la somptuosité égalait le bon goût; ce large canal qui traversait les jardins et leur communiquait sa fraicheur, cette forêt imposante coupée en tous sens par des grandes routes en ligne droite et à perte de vue, peuplée d’animaux destinés à la chasse des princes, tout cela fixait tour à tour mon attention et excitait ma curiosité. Je sondais les divers massifs de cette immense forêt, en évitant cependant de m’y enfoncer; mais je parcourais avec un charme exempt de toute inquiétude les larges allées tortueuses dessinées dans les vastes prairies et les bosquets touffus qui bordaient le canal. Je visitais les fabriques distribuées ça et là pour faire perspective, pour ménager une surprise ou pour offrir un lieu de repos. Je ne manquais jamais de m’arrêter devant cette gracieuse laiterie aux murs et aux pavés de marbre blanc; en un mot, j’aurais éprouvé quelques moments de bonheur dans ces excursions, s’il m’avait été possible d’écarter entièrement de mon esprit l’image sanglante des scènes d’horreur dont j’avais été presque le témoin et dans lesquelles j’aurais pu figurer comme victime. Ces images me suivaient au milieu des promenades, mais l’impression était affaiblie par la variété des objets qui l’ environnaient. C’était beaucoup dans cet horrible temps, et une journée passé à Chantilly me paraissait un rève enchanteur. Mais lorsque , de retour à Hérivaux, je trouvais sur ma table le journal quotidien que Duval me faisait passer avec une attention qui me semblait quelquefois cruelle , mais qui n’était de sa part qu’officieuse, et que j’y lisais le détail des évènements, j’y retrouvais toujours de nouveaux sujets de douleur et mes pensées devenaient plus sombres. »
« J’avais appris, par ce journal, que les massacres avaient continué quelques jours encore après ma sortie de Paris; que les prisons avaient été vidéees par ces assassinats et que l’on faisait d’autres recherches pour les peupler de nouveaux proscrits. Cette lecture faisait sur moi une telle impression que je me reprochais en quelque sorte la tranquillité dont je jouissais tandis que tant de royalistes et le Roi lui-même avec sa famille étaient placés sous le couteau des assassins. Il me semblait que je devait partager leurs périls et qu’il y avait dans ma fuite une sorte de désavoeu des mes principes »
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